Loi DUPLOMB : l’été où la France a (vraiment) voulu rouvrir et faciliter la porte du métier d’agriculteur
- Rodolphe Rous
- 13 oct.
- 7 min de lecture

I. Pourquoi « ouvrir » le métier d’agriculteur n’est plus une option mais une condition de souveraineté
La France fait face à un ciseau inquiétant : d’un côté, un défi démographique — un agriculteur sur deux partira à la retraite d’ici dix ans — et, de l’autre, une demande sociétale de qualité, de proximité et de durabilité. Le législateur a répondu en deux temps en 2025 : d’abord avec la loi d’orientation pour la souveraineté alimentaire et le renouvellement des générations en agriculture (promulguée le 24 mars 2025), ensuite avec la loi du 11 août 2025 dite « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». L’ambition affichée : faciliter l’accès au métier en clarifiant le parcours d’installation, sécuriser les transmissions, et diminuer les frictions réglementaires qui dissuadent l’entrée dans la profession. Légifrance+1
La loi d’orientation du 24 mars « plante » l’architecture du renouvellement : elle introduit une logique d’accompagnement structuré, des diagnostics standardisés de viabilité, et un filet de sécurité pour l’installation (y compris un “stress test climatique” pour éprouver la résilience des projets face aux aléas). Elle annonce aussi un guichet unique départemental, France Services Agriculture, opérationnel au 1ᵉʳ janvier 2027, pour ne laisser personne seul devant la complexité administrative et financière du démarrage. Vie Publique+1
La loi du 11 août 2025 (surnommée « loi Duplomb »), elle, « taille » dans les procédures d’exercice du métier : conseil stratégique global (y compris le conseil phyto délivrable dès l’installation/reprise), facilités pour certains ouvrages de stockage de l’eau dans les zones déficitaires, ajustements des contrôles et des priorités pour les produits de protection des cultures, etc. Le Conseil constitutionnel a toutefois censuré des pans sensibles (notamment autour des pesticides), rappelant les bornes constitutionnelles et procédurales de ce virage pro-installation. Conseil constitutionnel+3Légifrance+3Conseil constitutionnel+3
En filigrane, une bataille d’équilibres : réarmer la souveraineté alimentaire sans basculer dans une régression environnementale ; attirer de nouveaux agriculteurs sans brader l’exigence sanitaire ; fluidifier l’accès à l’eau sans fracturer le consensus territorial. C’est à l’aune de ces tensions qu’il faut lire l’été législatif 2025.
II. La « porte d’entrée » repensée : guichet unique, diagnostic de viabilité et droit à l’essai… à quelles conditions ça marche ?
1) Le guichet unique France Services Agriculture (2027)
Promesse phare de la loi d’orientation : un accueil départemental pour toute personne qui souhaite s’installer ou transmettre, capable d’orchestrer diagnostic, orientation, calendrier d’aides et montage de dossier (installation, reprise, formes sociétaires, foncier, assurances, formation). Le cœur du dispositif repose sur un diagnostic de viabilité économique, environnementale et sociale, enrichi d’un module de “stress test climatique” — une innovation notable qui force à quantifier l’exposition d’un modèle (prairies, cultures spécialisées, maraîchage, polyculture-élevage) aux aléas (sécheresse, gel, canicule) et à simuler des plans B (assurance, irrigation efficiente, variétés, diversification, agrivoltaïsme, etc.). Vie Publique
Vertus attendues : lisibilité du parcours, réduction des échecs précoces, gains de temps sur le bouclage des aides, meilleure soutenabilité des plans d’affaires. Angle mort possible : 2027, c’est demain… et loin à la fois. Sans montée en charge réelle (compétences, SI, interfaçage avec banques/assurances/SAFER/Chambres), le guichet resterait une « belle promesse ». Le succès dépendra de l’intégration effective des partenaires (banques, crédit-bail, coopératives, assurances climatiques) et d’une capacité de suivi post-installation, dans la durée. Ministère de l'Agriculture
2) Le “droit à l’essai d’association”
Autre levier discret mais décisif : la possibilité d’entrer comme associé à l’essai pendant un an (renouvelable) avant de s’engager plein pot dans la société d’exploitation. L’idée : dé-risquer l’installation en faisant ses preuves « en situation », tout en testant l’alchimie humaine et la gouvernance (indemnités, répartition des charges, règles de sortie). En pratique, cela exige des contrats d’essai bien bordés (objet, évaluations, clauses de non-concurrence proportionnées, modalités de rupture) et des statuts modulables. Bien utilisé, ce sas peut réduire drastiquement les échecs de reprise conflictuelle. Légifrance
3) La formation et l’attractivité des compétences
La loi d’orientation pousse un continuum de formation (parcours courts/longs, VAE, formations “Bachelor agro”, volontariats agricoles), parce que le métier requiert désormais gestion de données, agronomie fine, pilotage hydrique/énergétique, maîtrise réglementaire. Bonne direction, mais défi d’exécution : rendre ces voies vraiment perméables (alternance, passerelles urbain→rural, reconversions) et finançables (bourses, prise en charge partielle pendant l’essai). Ministère de l'Agriculture
Bilan intermédiaire : la « porte » s’ouvre, mais il faudra des moyens (humains, numériques) pour que le guichet unique ne soit pas une simple enseigne, et une ingénierie contractuelle pour que le droit à l’essai sécurise réellement les entrants comme les cédants.
III. La « vie dans l’exploitation » simplifiée : la loi du 11 août 2025, entre accélération et garde-fous constitutionnels
1) Un conseil stratégique global… et un conseil phyto “dès l’installation”La loi du 11 août crée un conseil stratégique global (économie, eau, sols, énergie) et permet de délivrer le conseil stratégique phyto dès l’installation, reprise ou agrandissement. Sur le papier, c’est une logique préventive : plan pluriannuel, arbitrages de rotation, stratégies de substitution, suivi d’indicateurs. Pour un nouvel installé, c’est précieux : on ne tâtonne pas seul face aux ravageurs, on planifie. Contrepartie : cette “facilitation” a été critiquée comme un risque de dépendance de conseil si la séparation vente/conseil s’érode ; l’ANSES elle-même a alerté sur les tentatives de mise sous tutelle politique de son expertise. Légifrance+1
2) Eau, climat, stockage : la présomption d’intérêt général majeur
En zones déficitaires, certains ouvrages de stockage (les fameuses « bassines ») peuvent bénéficier d’une présomption d’intérêt général majeur, pour accélérer les projets tout en restant dans le cadre du droit européen et national de l’eau. Objectif : sécuriser la ressource face aux sécheresses. Critique : le conflit d’usages (agri, eau potable, biodiversité) est aigu, et la présomption n’est pas un passe-droit ; elle appelle des études hydrologiques rigoureuses, une gouvernance locale solide et des engagements vérifiables en matière d’efficience (goutte-à-goutte, assolements adaptés). Vie Publique
3) Le « mur » constitutionnel : ce qui a été censuré
Le Conseil constitutionnel, saisi avant promulgation, a censuré plusieurs dispositions, notamment celles ouvrant la voie à la réintroduction de l’acétamipride (néonicotinoïde). Message clair : alléger les contraintes oui, mais sans défaire les garanties sanitaires/environnementales et sans entorse à la procédure parlementaire. Cette censure rebat les cartes : le législateur devra prouver que simplification ne rime ni avec recul sanitaire ni avec « sur-pilotage » de l’ANSES. Conseil constitutionnel+1
4) Assurance climatique et prairies
Le texte muscle également la prise en charge des prairies dans l’assurance climatique, point souvent négligé alors qu’elles sont stratégiques pour la résilience fourragère. Pour l’installé, c’est un filet financier contre les chocs. Reste à négocier concrètement avec les assureurs : franchises, déclencheurs, articulation avec aides exceptionnelles. Légifrance
En résumé, la loi d’août 2025 « débroussaille » l’exercice du métier… mais sous surveillance constitutionnelle et sociétale. Pour un entrant, cela se traduit par moins de frictions sur le conseil et l’eau, mais plus d’exigence de traçabilité et d’acceptabilité.
IV. « S’installer en 2025–2027 » : mode d’emploi critique et recommandations très concrètes
1) Penser comme un gestionnaire de risques, pas seulement comme un producteur
Stress test climatique : avant même d’aller au guichet, modéliser trois saisons difficiles (sécheresse/gel/canicule) et bâtir les parades (variétés, irrigation efficiente, filets/ombrage, contrats d’énergie, stockage/collecte d’eau, diversification). C’est précisément la philosophie du diagnostic de viabilité et du module « stress test » rendus obligatoires au guichet unique dès 2027. Vie Publique
Assurance climatique : intégrer les nouvelles clauses « prairies » et tester plusieurs matrices coût / franchise / seuil. Les premières années, la liquidité prime : accepter un coût d’assurance un peu plus élevé vaut mieux qu’un défaut de trésorerie après sinistre. Légifrance
2) Exploiter le “droit à l’essai” pour sécuriser l’humain et le juridique
Contrat d’associé à l’essai : définir objectifs chiffrés, règles de prise de décision, accès à l’info (comptes, contrats), étapes d’évaluation (3/6/9/12 mois), modalités de sortie sans contentieux. Clauses planchers : confidentialité, non-dénigrement, médiation/conciliation avant contentieux. Légifrance
Statuts modulables : prévoir des mécanismes d’entrée et d’ajustement (paliers de parts, earn-in lié à la performance, options d’achat/vente avec formule de valorisation simple — EBITDA normatif, moyenne triennale, ou référentiel filière).
3) Faire du conseil stratégique un levier d’économies (et pas un coût subi)
Conseil global : exiger un plan d’action pluriannuel signé dès l’installation (sols, rotations, eau, énergie, mécanisation, débouchés). Indicateurs : marge/ha, IFT, productivité du travail, consommation d’eau/tonne produite, exposition prix/énergie.
Conseil phyto “dès l’installation” : utile si, et seulement si, la séparation d’intérêts est maintenue dans les faits. Demander la traçabilité des recommandations, des alternatives non chimiques et des essais de substitution, pour prévenir tout conflit d’intérêts. Légifrance+1
4) Eau : obtenir l’acceptabilité locale plutôt qu’un simple feu vert administratif
Même si la loi introduit une présomption d’intérêt général majeur pour certains ouvrages, la clé reste l’ancrage local : commissions locales, données hydro ouvertes, engagements d’efficience (micro-aspersion, pilotage tensiométrique), partage de la ressource avec des usages non agricoles, et suivi public. C’est le meilleur antidote aux contentieux. Vie Publique
5) Transmission : anticiper trois ans à l’avance
Audit de transmissibilité (technique, juridique, économique) au moins 36 mois avant la cession : dette, fermage, état des bâtiments, conformité eau/ICPE, équipement.
Ingénierie fiscale/juridique : sociétés (EARL/GAEC/SCEA/SAS), baux, donation-partage, pactes Dutreil (si conditions), et calendrier des aides à l’installation pour le repreneur. La loi d’orientation outille l’État pour orchestrer ces séquences via le guichet (diagnostics et orientation). Vie Publique
Conclusion
En 2025, la France ne s’est pas contentée d’encourager l’installation : elle a commencé à re-sculpter le parcours d’entrée et à désépaissir l’exercice du métier. Bonne nouvelle pour qui veut devenir agriculteur : le soutien ex-ante (diagnostic, essai, conseil) est mieux pensé ; l’exécution (eau, conseils phyto, assurance) est, sur le papier, plus praticable. Moins bonne nouvelle : la promesse dépend d’une mise en œuvre lourde (guichet 2027, moyens humains, SI partagés) et d’un équilibre politique délicat (environnement/santé vs. simplification). Le Conseil constitutionnel a rappelé que l’accélération ne peut pas court-circuiter la science ni la procédure.
Pour un candidat à l’installation, la stratégie gagnante consiste à : (i) pré-diagnostiquer son
risque climatique et de marché, (ii) sécuriser l’humain et le juridique via l’associé à l’essai, (iii) instrumenter le conseil stratégique avec des KPI qui guident les décisions, (iv) co-construire toute solution « eau » avec le territoire, et (v) séquencer la transmission au moins trois ans avant l’acte. C’est dans cette rigueur d’exécution que l’« été 2025 » deviendra, pour vous, l’année où la porte du métier s’est réellement ouverte.
Références principales :
Loi n° 2025-268 du 24 mars 2025 d’orientation pour la souveraineté alimentaire et le renouvellement des générations en agriculture (JO du 25 mars 2025) ; dossier et articles sur Légifrance. Légifrance+1
Ministère de l’Agriculture – présentation des mesures (guichet unique, diagnostics, stress test climatique). Ministère de l'Agriculture
Vie-publique – fiches de synthèse (guichet unique 2027, stress test ; loi d’août 2025 : pesticides, bassines, contrôles OFB). Vie Publique+1
Loi n° 2025-794 du 11 août 2025 (Légifrance) – conseil stratégique, phyto dès l’installation, assurance climatique/priorités. Légifrance
Conseil constitutionnel, décision n° 2025-891 DC du 7 août 2025 (communiqué et décision). Conseil constitutionnel+1
Le Monde – points controversés (ANSES, acétamipride) et censure (perspective médiatique, à confronter au texte officiel). Le Monde.fr+2Le Monde.fr+2
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