LA TERRITORIALITÉ DE L’IMPÔT SUR LE REVENU
- Rodolphe Rous
- il y a 3 jours
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« L’impôt est la part que chacun doit de ses biens pour la conservation de tous », écrivait déjà Mirabeau. Encore faut‑il déterminer à quel territoire et à quelles personnes ce prélèvement s’applique. La question de la territorialité de l’impôt sur le revenu (IR) est devenue cruciale dans un monde de mobilités croissantes, d’économie numérique et d’interactions transfrontalières permanentes. En droit français, la compétence de l’IR repose historiquement sur le lien de rattachement qu’entretient une personne avec la France : son domicile fiscal.
Petite histoire de la territorialité française
Adopté en 1914, l’impôt général sur le revenu français s’inspirait fortement du modèle britannique, mais intégrait déjà le principe du domicile fiscal mondialiste.
L’entre‑deux‑guerres voit l’abandon du système cédulaire permettant ainsi la fusion des revenus au sein d’un foyer. Les décolonisations de 1960 entraînent une redéfinition de la source française, notamment pour les revenus pétroliers d’Algérie. Dans les années 1990, sous l’effet de la mondialisation financière, le législateur introduit des régimes d’exonération pour attirer les cadres étrangers. Aujourd’hui, la compétition fiscale se joue sur la finesse des critères de rattachement et sur la transparence.
Les notions de territorialité et de domicile fiscal sont en outre devenues des paramètres clefs de la stratégie d’attractivité des États. L’enquête « Taxing Global Talent » (OCDE, 2024) révèle que 27 % des particuliers aisés choisissent leur lieu de vie d’abord pour des raisons fiscales. La France, longtemps perçue comme peu compétitive, a répliqué par l’introduction du régime des impatriés, l’extension de l’abattement pour durée de détention sur les plus‑values mobilières et surtout par un réseau densifié de conventions fiscales.
Ces principes classiques n’ont cessé d’être challengés ces dernières années : explosion du travail à distance, développement des plates‑formes de location courte durée, généralisation des crypto‑actifs, concurrence fiscale entre États, et volontarisme croissant en matière de transparence (DAC 6‑8, CRS, FATCA, GloBE). Les incertitudes qui en résultent sont nombreuses : comment qualifier le « centre des intérêts économiques » d’un dirigeant depuis qu’il administre sa société par visioconférence ? Dans quelle mesure un télétravailleur « nomade digital » peut‑il conserver un foyer fiscal dans son pays d’origine ?
L’objectif de ce dossier, destiné à un lectorat de juristes, fiscalistes et contribuables avertis, est triple :
clarifier les règles positives applicables au 30 avril 2025 ;
identifier les points de vigilance pratiques, à la lumière de la jurisprudence la plus récente et des positions administratives actualisées ;
déterminer les tendances de la réforme en cours, afin de mieux anticiper la sécurité juridique des contribuables.
Pour une lecture aisée, le texte est structuré en neuf parties correspondant chacune à l’une des grandes problématiques de la territorialité de l’IR. Chaque partie s’achève sur un encadré « bonnes pratiques » qui peut être repris tel quel pour une note client ou un mémo interne.
I. FONDEMENTS CONSTITUTIONNELS ET SOURCES NORMATIVES
La légitimité de l’impôt repose, en droit français, sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Les articles 13 et 14 consacrent la contribution commune et son contrôle par la représentation nationale. Mais c’est la jurisprudence du Conseil constitutionnel (déc. no 2013‑684 DC du 29 décembre 2013, « Loi de finances pour 2014 ») qui a clairement posé que le législateur dispose d’une large marge d’appréciation pour définir la territorialité, dès lors qu’il respecte les principes d’égalité et de proportionnalité.
Sur le terrain des libertés fondamentales, la CEDH (arrêt Chambaz c/ France, 5 avril 2012) a rappelé que les sanctions fiscales doivent respecter les garanties d’un procès équitable. Au niveau européen, la directive 2011/16/UE, modifiée à huit reprises (DAC 1 à DAC 8), établit l’échange automatique d’informations fiscales, mettant la coopération au cœur de la territorialité. Le Conseil d’État, saisi en 2024 d’un recours contre la transposition de DAC 7, a souligné (avis no 406009) la compatibilité de la directive avec le principe de légalité de l’impôt.
Sur le plan législatif, trois dispositions du CGI constituent le cœur du dispositif :
l’article 1 A, qui pose le principe de l’impôt annuel et personnel ;
l’article 4 A, qui distingue les personnes fiscalement domiciliées en France (imposables sur l’ensemble de leurs revenus) des personnes non domiciliées (imposables uniquement sur les revenus de source française) ;
l’article 4 B, qui définit les critères alternatifs de détermination du domicile fiscal.
À ces règles s’ajoutent les articles relatifs à la retenue à la source (182 A à 182 B), à l’imposition forfaitaire des non‑résidents (art. 197 A à 197 B) et aux obligations de déclaration des comptes étrangers (art. 1649 A et suivants).
La doctrine administrative, publiée dans le BOFiP, fait l’objet de mises à jour régulières. La version BOI‑IR‑CHAMP‑10 du 28 février 2025 intègre notamment la décision CE, 5 février 2025, n° 476399, sur la présomption de transfert fictif.
Enfin, la hiérarchie des normes oblige à tenir compte :
du droit de l’Union (libertés fondamentales, interdiction des discriminations indirectes, principe de coopération loyale) ;
des conventions fiscales internationales, qui, en vertu de l’article 55 de la Constitution, prévalent sur la loi interne et imposent parfois une lecture strictement littérale qui peut priver l’article 4 B de certains effets (v. CJUE, aff. C‑493/21, 2023).
Encadré bonnes pratiques✔ Toujours vérifier la version consolidée du CGI et du BOFiP.✔ Comparer le texte interne à la convention applicable ; en cas de doute, privilégier la convention.✔ Documenter le lien de rattachement au territoire dans un dossier « domicile fiscal » partageable avec l’administration.
II. CHAMP D’APPLICATION PERSONNEL : LE PRINCIPE DE LA DOMICILIATION FISCALE
1. Les quatre critères de l’article 4 B CGI
a) Foyer ou lieu de séjour principal – critère majoritaire fondé sur la localisation de la cellule familiale. La notion de « foyer » implique non seulement la présence physique, mais aussi la stabilité et la permanence (CE, 8e et 3e ch., 17 novembre 2023, n° 470212). Le séjour principal se calcule en jours cumulatifs ; au-delà de 183 jours, la présomption est forte mais réfragable.
b) Activité professionnelle principale – constitue l’activité génératrice de la partie prépondérante des revenus ou celle à laquelle l’intéressé consacre l’essentiel de son temps (CE, 18 juin 2024, n° 472623). Attention : pour les dirigeants de sociétés, la jurisprudence retient l’activité de direction effective, même exercée à distance.
c) Centre des intérêts économiques – notion la plus souple et donc la plus litigeuse ; elle vise le lieu « où le contribuable a effectué ses principaux investissements, d’où il administre ses biens, où il a le siège de ses affaires » (CE, 14 mai 2021, n° 435452). Sont pris en compte : patrimoine immobilier, portefeuille titres, emprunts bancaires, dépenses courantes, adhésions professionnelles.
d) Agents de l’État en mission – rattachement automatique à la France, quelle que soit la durée de séjour à l’étranger (art. 4 B 2).
Exemple pratiqueM. A., ingénieur français employé par une multinationale, travaille la moitié de l’année en Suisse, l’autre moitié en France, son épouse et ses enfants résidant à Lyon. Malgré un contrat suisse et un salaire majoritairement versé sur un compte helvétique, le critère du foyer suffit à maintenir son domicile fiscal en France.
3. Foyers « bi‑locaux » et résidence alternée
Les couples bi‑nationaux illustrent la difficulté pratique. Exemple : Mme C., graphiste américaine, partage sa vie entre Bordeaux (septembre‑février) et New York (mars‑août), alors que son époux français travaille en nomadisme digital. La jurisprudence retient la prépondérance des attaches familiales (CE, 22 février 2023, n° 458116) mais n’exclut pas un partage temporel du domicile. Dans la pratique, l’administration procède à une pondération des indices (point 20 BOI‑IR‑CHAMP‑10‑10‑20).
4. Nouveauté 2025 : l’attestation de résidence fiscale numérique
Le projet « e‑résidence fiscale » lancé en beta‑test offre aux contribuables un certificat blockchain attestant de leur domiciliation, visant à sécuriser les retenues à la source transfrontalières.
2. Charge de la preuve et recours contentieux
Le contribuable doit justifier de sa qualité de non‑résident. L’administration peut se fonder sur des « indices sérieux » : scolarisation des enfants, consommation d’énergie, abonnements culturels. Le débat contradictoire obéit au Livre des procédures fiscales (LPF). La jurisprudence récente (CE, 5 février 2025, préc.) renforce l’obligation de cohérence des déclarations sociales et fiscales.
Encadré bonnes pratiques✔ Conserver factures d’électricité, bail, attestations de scolarisation.✔ Pour les mandataires sociaux, archiver les logs de connexion et agendas attestant du lieu effectif de gestion.✔ Anticiper un rescrit « domicile fiscal » lorsque la situation est grise.
III. CHAMP D’APPLICATION TERRITORIAL : L’IMPOSITION DES NON‑RÉSIDENTS
Les non‑résidents sont imposés uniquement sur leurs revenus de source française. Cette règle, simple en apparence, se décline en multiples exceptions et aménagements.
1. Taux d’imposition minimal et option pour le taux moyen
L’article 197 A institue un taux minimal de 20 % (et 30 % pour la fraction > €27 518). Le contribuable peut toutefois opter pour l’application du taux moyen de son revenu mondial. Exemple : Mme B., résidente belge, perçoit 25 000 € de dividendes français et 80 000 € de salaire belge. Son taux moyen belge est de 25 %. En fournissant l’assiette mondiale, elle échappera au taux plancher de 30 %.
2. Retenue à la source sur salaires (art. 182 A)
Barème à trois tranches (0 %, 12 %, 20 %) mis à jour chaque 1er janvier.
Le collecteur est solidairement responsable des pénalités.
3. Revenus passifs
Dividendes : taux conventionnel (généralement 15 %) ou taux interne de 12,8 %.
Intérêts : exonération possible pour les Eurobonds ou obligations émises hors France.
Redevances
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