Comment évaluer la valeur d’un fonds de commerce ?
- Rodolphe Rous
- il y a 5 jours
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Une approche juridique et économique, pensée pour vendre… et conclure
Évaluer un fonds de commerce n’a jamais consisté à appliquer une règle de trois sur le chiffre d’affaires ni à recopier le barème d’un observatoire sectoriel. Ce que l’on cherche, au fond, c’est la valeur vénale : le prix auquel un vendeur et un acheteur, bien informés, de bonne foi et sans contrainte particulière, tomberaient d’accord à la date de l’évaluation. En droit français, le fonds de commerce est une universalité de fait structurée autour d’une clientèle — sans clientèle, pas de fonds. On y rattache les éléments incorporels (clientèle ou achalandage, nom commercial, enseigne, droit au bail, autorisations et licences, parfois des droits de propriété intellectuelle) et les éléments corporels (matériel, outillage, agencements). L’immeuble, lui, demeure extérieur au fonds. Cette architecture n’est pas un détail : elle commande la manière de raisonner la valeur, et surtout la façon de la défendre devant un acquéreur, un banquier, un notaire, un créancier nanti… ou un juge.
Il est utile de commencer par ce que l’on mesure réellement. Une évaluation sérieuse ne photographie pas seulement les résultats passés ; elle apprécie la capacité bénéficiaire durable du fonds. Autrement dit, combien l’exploitation peut raisonnablement générer de résultat dans des conditions normales, en tenant compte du loyer de marché, des investissements de maintien, et du besoin en fonds de roulement propre à l’activité. À ce titre, le bail commercial redevient le pivot. Le renouvellement du bail obéit à la règle de la valeur locative (Code de commerce, art. L.145-33), déterminée par un faisceau de critères connus (caractéristiques, destination, obligations réciproques, facteurs locaux de commercialité, prix pratiqués). Il ne suffit donc pas d’être aujourd’hui « sous le marché » : si le prochain renouvellement corrige cet avantage, la valeur doit intégrer cette perspective. À l’inverse, lorsqu’un loyer a été négocié à un niveau manifestement excessif et que les facteurs locaux se sont dégradés, c’est cette dégradation que l’on devra projeter. À ces paramètres s’ajoutent les charges et travaux non imputables au locataire (décret « Pinel », art. R.145-35 du Code de commerce, combiné à l’art. 606 du Code civil) : un bail qui glisse au preneur des grosses réparations normalement incombant au propriétaire mine l’EBE normatif et, mécaniquement, la valeur.
Cette logique, notre cabinet l’applique très en amont, parce que c’est elle qui clarifie le périmètre de négociation. Avant de parler de multiples ou de discounted cash flows, nous lisons le bail, ses avenants et ses échéances ; nous examinons la conformité réglementaire (licences, ERP, hygiène, sécurité) ; nous reconstituons un EBE normatif après retraitement : loyer porté au marché, rémunération de direction replacée à un niveau raisonnable, éléments exceptionnels neutralisés, capex de maintien lissés, et BFR restitué à sa réalité (saisonnalité, stocks, délais). Cette séquence — bail, conformité, retraitements — évite des renégociations tardives, lesquelles ne rognent pas seulement un prix affiché trop haut : elles fragilisent la confiance, ralentissent les financements et décalent la libération du prix.
La question méthodologique vient ensuite. La pratique contemporaine conjugue trois familles d’approches. L’approche dite « marché » consiste à situer le fonds par rapport à des transactions récentes réellement comparables : même activité, ordre de grandeur de surface, zone de chalandise, structure de loyer, niveau de marge et qualité d’équipement. Les barèmes sectoriels qui parlent en pourcentage de chiffre d’affaires peuvent servir de point d’étape ; on ne leur confie pas la décision, car ils ignorent les spécificités du bail, les investissements à prévoir, la dépendance à une plateforme, la rareté d’une licence, l’intensité concurrentielle d’un carrefour. L’approche par le rendement, ensuite, rattache la valeur à la rentabilité durable. On part de l’EBE normatif et l’on applique un multiple cohérent avec le profil de risque du fonds (qualité de la clientèle, stabilité de l’équipe, fragilité réglementaire, probabilité de déplafonnement à échéance). Sa variante la plus exigeante, le DCF (discounted cash flows), projette des flux de trésorerie disponibles après investissements de maintien et variation de BFR, puis les actualise à un taux qui reflète le coût du capital et les risques spécifiques du fonds (bail, RH, réglementation). Enfin, l’approche patrimoniale a une portée limitée pour un fonds — on achète surtout de l’immatériel —, mais elle reste utile pour les éléments corporels significatifs et, le jour de la cession, pour les stocks, qui seront inventoriés et payés en sus du prix du fonds, au prix de revient.
Un mot, ici, sur le droit au bail : dans bien des secteurs — restauration, métiers de bouche, pharmacie, prêt-à-porter — l’emplacement concentre la moitié de la valeur, parfois davantage. La destination du bail, les possibilités de déspécialisation, l’indexation (ILC/ILAT), la durée résiduelle, la qualité de la copropriété et la répartition des charges et travaux influencent directement l’EBE normatif. On ne compte plus les dossiers où une grille de loyers sous-marché servait de faux-ami : l’acheteur raisonnait sur un EBE mécaniquement majoré, mais l’avantage disparaissait au renouvellement. L’évaluation qui l’ignore annonce un prix qui ne se finance pas.
La dimension juridique dépasse le bail. La cession du fonds déclenche un régime de publicité destiné à protéger les créanciers du cédant. Les articles L.141-12 et suivants du Code de commerce, avec leurs textes d’application (R.141-1 et s.), imposent des avis publiés dans un support d’annonces légales et au BODACC. À défaut, le paiement du prix devient inopposable aux créanciers (L.141-17) : l’acquéreur peut être amené à payer deux fois. Dans la réalité des closings, le prix est donc placé en séquestre jusqu’à l’expiration des délais d’opposition et la purge des nantissements et privilèges ; l’évaluation, ici, n’appelle pas une décote mathématique, mais elle commande une ingénierie de calendrier et une rédaction précise des clauses de libération. La présence d’un nantissement (art. L.142-1 à L.142-5 du Code de commerce) oriente l’emploi du prix et, parfois, une partie de la négociation, notamment lorsque le désintéressement des créanciers nantis conditionne la mainlevée et la délivrance d’un fonds « libre de tout ».
À ces exigences procédurales s’ajoutent les paramètres fiscaux qui pèsent sur la valeur nette. Côté acheteur, la cession peut ne pas être soumise à la TVA grâce au régime de la transmission d’une universalité de biens (CGI, art. 257 bis), à condition que l’activité soit poursuivie et que le périmètre cédé s’y prête : la qualification doit être sécurisée dans l’acte, au moyen de déclarations et garanties adéquates. Le coût d’acquisition inclut les droits d’enregistrement dus par l’acquéreur selon le barème public (0 % jusqu’à 23 000 €, 3 % entre 23 000 € et 200 000 €, 5 % au-delà, minimum de 25 €). Côté vendeur, la fiscalité des plus-values professionnelles peut être très contrastée. Les exonérations des articles 238 quindecies (selon la valeur et l’importance de l’activité), 151 septies (petites entreprises) et 151 septies A (départ à la retraite, sous conditions) transforment souvent la temporalité et la stratégie de cession : un vendeur qui sait être exonéré intégralement optimise sa valeur nette autant que sa valeur brute. Dans nos mandats, nous remettons presque toujours une note fiscale chiffrée en parallèle de l’évaluation économique, de façon à aligner les intérêts : ce qui se discute « en prix » doit être compatible avec ce qui se paie effectivement, après impôt et droits.
Cette grammaire, toute juridique qu’elle soit, ne dit pas encore comment se fabrique un prix défendable. Il faut refermer la boucle : à partir d’un EBE normatif solide, replacé dans l’environnement bail et réglementaire du dossier, nous procédons à la réconciliation des méthodes. Les comparables sérieux donnent un ordre de grandeur ; le multiple d’EBE, justifié par le profil de risque, apporte une première borne ; la DCF vérifie la cohérence économique sur la durée, en révélant la sensibilité aux variables critiques (chiffre d’affaires, marge, taux d’actualisation, surloyer à terme, capex). Cette triangulation aboutit à une fourchette plutôt qu’à un chiffre unique ; elle met aussi au jour les leviers qui déplacent la valeur à une étape antérieure à la mise en marché : un avenant bail qui restitue à chacun ses charges, la régularisation d’une licence dont la traçabilité était douteuse, un plan de maintenance qui lisse les investissements sur la période, un référentiel RH qui sécurise le transfert des compétences clés.
Dans un dossier récent de restauration de centre-ville, la lecture purement « barémique » conduisait à un ratio flatteur sur chiffre d’affaires. Mais l’examen conjoint du bail et des charges a fait apparaître une imputation au preneur de postes qui relevaient, pour partie, des grosses réparations. Après rectification juridique et retraitement, l’EBE normatif s’est logiquement comprimé ; la valeur par multiples s’est recentrée ; la DCF a tramé les sensitivity tests qui ont permis d’orienter la négociation sur deux sujets concrets — la réallocation des charges via un avenant, et la prise en charge d’une partie du capex de maintien — plutôt que sur une bataille abstraite autour d’un « multiple moyen ». Dans un autre mandat, une boulangerie de flux bénéficiait d’un loyer remarquablement doux à long terme, avec un bail « Pinel » propre ; la stabilité locative a soutenu un EBE normatif supérieur à l’EBE courant, et la valeur a été soutenue au haut de la fourchette. Dans les deux cas, la valeur n’est pas sortie d’une calculette ; elle est née d’une mise en conformité du dossier avec le droit applicable, puis d’une mise en récit économiquement crédible.
Reste la dimension contractuelle, qui ne doit jamais être reléguée en fin de parcours. La ventilation du prix entre éléments incorporels et corporels doit demeurer cohérente avec la réalité économique ; les stocks sont valorisés à part, sur inventaire contradictoire le jour de la cession ; les conditions suspensives classiques (agrément du bailleur, financement, levée des nantissements) doivent être rédigées de manière à éviter les angles morts ; la clause TVA, si l’on recourt à la dispense de l’article 257 bis, mérite des déclarations et garanties spécifiques ; le calendrier des publicités (L.141-12 et s.) et les modalités de déblocage du séquestre doivent être verrouillés dès la LOI, au risque de voir la valeur théorique se diluer dans les délais. Une clause de non-réaffiliation/non-concurrence proportionnée au périmètre, à l’activité et au temps, protège quant à elle l’assiette même de la valeur — la clientèle — tout en restant défendable au regard du droit de la concurrence et du travail.
À ce stade, il est assez clair que « l’évaluation » n’est pas un document que l’on imprime pour le dossier. C’est une ingénierie qui commence par le droit et finit par la négociation, en passant par les chiffres. C’est aussi la raison pour laquelle des vendeurs nous confient la vente de leur fonds. Notre valeur ajoutée ne tient pas à un adjectif flatteur, mais à une méthode : lire le bail et le corriger s’il le faut ; retirer du compte de résultat ce qui n’est pas durable ; projeter les investissements et le BFR qui feront la réalité de l’exploitation pour l’acheteur ; documenter les méthodes ; sécuriser la fiscalité ; écrire la transaction comme on écrit une issue, c’est-à-dire de façon à ce que le prix s’obtienne, se finance… et se paie. C’est cette continuité — audit, évaluation, fiscalité, rédaction, publicités, purges, closing — qui, dans la pratique, transforme une valeur promettante en un prix réellement encaissé.
En conclusion, la bonne évaluation d’un fonds de commerce est à la fois juridique et économique. Elle assume l’exigence des textes — L.145-33 et R.145-35 pour le bail, L.141-12 et s. pour les publicités et L.141-17 pour l’inopposabilité du paiement, L.142-1 à L.142-5 pour le nantissement, 257 bis du CGI pour la TVA, 238 quindecies, 151 septies et 151 septies A pour les plus-values — et la discipline des chiffres — EBE normatif, projection de capex et de BFR, réconciliation des méthodes, sensibilité aux hypothèses. Elle refuse les raccourcis séduisants, parce qu’ils ne se financent pas. Et elle se raconte, enfin, de façon à être comprise par ceux qui comptent : l’acheteur, son banquier, le bailleur, l’administration, les créanciers nantis, et, le cas échéant, le juge. C’est cette cohérence, plus qu’un multiple, qui fait la valeur… et la vente.
Mentions légales utiles (références publiques)
Code de commerce : L.145-33 (valeur locative), R.145-35 (charges non imputables au preneur), L.141-12 et s. (publicités des cessions), L.141-17 (inopposabilité du paiement), R.141-1 et s. (modalités), L.142-1 à L.142-5 (nantissement du fonds).Code civil : art. 606 (grosses réparations).Code général des impôts : art. 257 bis (TVA – transmission d’une universalité de biens), droits d’enregistrement applicables aux cessions de fonds (barème public 0 % / 3 % / 5 % avec minimum de 25 €), art. 238 quindecies, 151 septies, 151 septies A (exonérations de plus-values professionnelles).