
La déclaration et l’admission des créances fiscales dans le cadre des procédures collectives obéissent à des règles spécifiques. Au fil des années, plusieurs évolutions législatives et jurisprudentielles sont venues préciser le régime applicable, notamment en ce qui concerne les créances publiques faisant l’objet d’un contrôle ou d’un redressement fiscal.
Dans un récent arrêt du 5 février 2025 (Cass. com., n° 23-22.380, F-B), la Cour de cassation est venue rappeler et préciser la portée de l’article L. 622-24, alinéa 4 du Code de commerce : le Trésor public peut bénéficier d’un allongement du délai pour l’admission définitive de sa créance, non seulement lorsque la procédure de contrôle ou de rectification de l’impôt a été engagée avant le jugement d’ouverture, mais également lorsqu’elle est initiée après ce jugement.
Cette solution est particulièrement riche d’enseignements pour les praticiens, puisqu’elle vient clarifier la portée d’un texte technique et souvent source de confusion. Dans cet article, nous reviendrons d’abord sur les règles générales encadrant l’admission des créances fiscales et la distinction entre déclaration provisionnelle et admission définitive. Nous analyserons ensuite l’apport de l’arrêt du 5 février 2025 et ses conséquences pratiques pour les créanciers publics, les mandataires judiciaires et l’ensemble des parties prenantes à la procédure collective.
1. Rappel du cadre légal applicable aux créances fiscales
1.1. Le principe de la double déclaration pour le créancier public
Les créanciers publics (administration fiscale, organismes de recouvrement, etc.) doivent respecter une règle spécifique lorsqu’ils déclarent leurs créances dans le cadre d’une procédure collective. En effet, ils sont soumis à un mécanisme de double déclaration :
Déclaration à titre provisionnel : dans le délai légal ouvert à tout créancier (deux mois à compter de la publication du jugement d’ouverture, sauf prorogations légales ou décisions spécifiques du juge-commissaire), le créancier public déclare sa créance, même si elle n’est pas encore définitivement établie.
Admission à titre provisionnel : cette créance est alors, en principe, admise de plein droit par le juge-commissaire à titre provisoire.
Admission à titre définitif : dans un second temps, dès que la créance est liquidée et que le Trésor public s’est délivré à lui-même le titre exécutoire grâce à ses prérogatives, il doit transformer l’admission provisionnelle en admission définitive.
Ce passage du provisionnel au définitif est encadré par des délais stricts, à peine de forclusion.
1.2. Le délai de vérification du passif fixé par l’article L. 624-1 du Code de commerce
L’article L. 624-1 du Code de commerce prévoit qu’« Dans le délai fixé par le tribunal, le mandataire judiciaire établit, après avoir sollicité les observations du débiteur, la liste des créances déclarées avec ses propositions d’admission, de rejet ou de renvoi devant la juridiction compétente. »
En pratique, ce délai – que l’on appelle communément délai de vérification du passif – est fixé par la juridiction au jour du jugement d’ouverture.
Il constitue la période pendant laquelle le mandataire judiciaire (ou le liquidateur, en cas de liquidation) doit instruire et vérifier les déclarations de créances, formuler des propositions au juge-commissaire et, in fine, permettre à ce dernier de statuer sur l’admission ou le rejet.
Pour le créancier public, c’est aussi dans ce délai qu’il doit solliciter l’admission définitive de sa créance, une fois son montant définitivement établi. À défaut, il sera, en principe, forclos.
1.3. L’allongement du délai en cas de procédure de redressement fiscal (article L. 622-24, alinéa 4)
Toutefois, l’article L. 622-24, alinéa 4 du Code de commerce prévoit un dispositif dérogatoire pour les créances fiscales qui font l’objet d’une procédure de contrôle ou de rectification :
« Si une procédure de contrôle ou de rectification de l'impôt a été engagée, l'établissement définitif des créances qui en font l'objet doit être réalisé avant le dépôt au greffe du compte rendu de fin de mission par le mandataire judiciaire. (…) »
Autrement dit, lorsque l’administration fiscale met en œuvre un redressement (ou une procédure de contrôle) à l’encontre du débiteur, elle bénéficie d’un délai plus long pour solliciter l’admission définitive de sa créance. Tant que le mandataire judiciaire n’a pas déposé son compte rendu de fin de mission au greffe, le créancier public peut toujours convertir son admission provisoire en admission définitive.
1.4. Le point de départ du bénéfice de cet allongement
La question qui se posait parfois en pratique était de savoir à quel moment devait être engagée la procédure de contrôle ou de rectification pour déclencher cette prorogation du délai :
Faut-il que le contrôle fiscal ait commencé avant le jugement d’ouverture ?
Ou suffit-il qu’une procédure de rectification soit lancée, même postérieurement à ce jugement ?
Les incertitudes portaient sur la lettre même de l’article L. 622-24 : celui-ci ne précisait pas clairement si la mise en œuvre de la procédure de redressement devait être antérieure ou postérieure au jugement d’ouverture de la procédure collective.
C’est ce que la Cour de cassation est venue clarifier dans son arrêt du 5 février 2025.
2. L’arrêt du 5 février 2025 : faits, problématique et solution
2.1. Les faits de l’espèce
Une société (Flow Control Technologies) a été mise en redressement judiciaire, puis en liquidation. Le Trésor public a déclaré en temps utile, à titre provisionnel et privilégié, une créance fiscale concernant l’impôt sur les sociétés, la TVA, ainsi que la cotisation foncière des entreprises pour les exercices de 2017, 2018 et 2019.
Après l’ouverture de la procédure collective, l’administration fiscale a lancé une vérification de comptabilité, laquelle a abouti à un redressement (rectifications notifiées). Sur cette base, le comptable public a ensuite sollicité l’admission à titre définitif de la créance dans un montant précis.
Le liquidateur a contesté cette demande, estimant que la procédure de rectification ne bénéficiait pas de l’allongement prévu par l’alinéa 4 de l’article L. 622-24 du Code de commerce, dès lors qu’elle avait été engagée après le jugement d’ouverture. Selon lui, l’administration fiscale aurait donc dû procéder à l’admission définitive dans le délai classique fixé par le tribunal (article L. 624-1), sous peine de forclusion.
2.2. La question de droit
La problématique posée à la Cour de cassation était donc la suivante :« L’article L. 622-24, alinéa 4 du Code de commerce, subordonne-t-il l’allongement du délai pour l’admission définitive d’une créance fiscale à l’engagement d’une procédure de contrôle ou de rectification de l’impôt avant le jugement d’ouverture ? »
En d’autres termes, le créancier public peut-il bénéficier de ce délai prolongé si la procédure de redressement n’a débuté qu’après l’ouverture de la procédure collective ?
2.3. La solution retenue par la Cour de cassation
Dans son arrêt du 5 février 2025, la Cour de cassation rejette l’argumentation du liquidateur et confirme l’allongement du délai :
Elle énonce que l’article L. 622-24, alinéa 4 du Code de commerce « n’exige pas que la procédure administrative d’établissement de l’impôt ait été engagée avant le jugement d’ouverture ».
Dès lors qu’une procédure de contrôle ou de rectification de l’impôt a bien été mise en œuvre, même après l’ouverture, le créancier public bénéfice du délai prolongé, qui court jusqu’au dépôt du compte rendu de fin de mission du mandataire judiciaire.
Cette décision clarifie et confirme que la lettre de l’article L. 622-24 ne fait aucune distinction selon la date de lancement de la procédure de vérification. Il n’y a donc aucune condition chronologique imposant que le contrôle fiscal soit antérieur au jugement d’ouverture.
2.4. L’intérêt pratique de l’arrêt
Cet arrêt présente un double intérêt :
Sécurité juridique pour l’administration fiscale : l’article L. 622-24 du Code de commerce est désormais interprété dans un sens plus large, permettant à l’administration fiscale de conserver sa faculté de conversion à titre définitif tant que le compte rendu de fin de mission n’est pas déposé.
Rappel de la procédure : la Cour insiste sur le fait que le créancier public ne doit pas tarder pour autant. Le délai prolongé n’est pas illimité ; il expire au moment où le mandataire judiciaire dépose son compte rendu de fin de mission.
Les créanciers publics, de leur côté, peuvent se sentir rassurés quant à la possibilité de finaliser un redressement fiscal sans craindre de rater le délai d’admission définitive du fait que la procédure de vérification a commencé trop tard.
3. Les répercussions de la solution sur la pratique des procédures collectives
3.1. Les règles générales de forclusion et leurs aménagements
3.1.1. La forclusion « classique »
En droit des procédures collectives, le principe est la forclusion : si le créancier n’a pas déclaré ou fait admettre définitivement sa créance dans les délais, il est définitivement privé du droit d’être payé sur les distributions de la procédure collective (sous réserve de la réouverture d’une possibilité de relevé de forclusion dans certains cas strictement prévus).
Pour les créanciers publics, cette règle s’applique également, mais un dispositif particulier a été instauré pour tenir compte de l’incertitude qui peut peser sur le montant de l’impôt, notamment lorsque l’on est en présence d’un redressement en cours.
3.1.2. L’allongement de délai grâce à l’article L. 622-24, alinéa 4
Comme on l’a vu, le Code de commerce (art. L. 622-24, al. 4) prévoit que, en cas de contrôle ou de rectification, le créancier public bénéficie d’un délai allongé pour établir définitivement sa créance. Ce délai s’étend jusqu’au dépôt du compte rendu de fin de mission du mandataire judiciaire.
Cette dérogation vise à éviter que l’administration fiscale ne se retrouve forclose alors même que l’impôt en cause n’est pas encore totalement établi ou fait l’objet d’un contentieux administratif en cours.
L’arrêt du 5 février 2025 vient confirmer que cette prorogation s’applique quelle que soit la date du début du contrôle (avant ou après le jugement d’ouverture).
3.2. La distinction entre la procédure de rectification et la simple détermination de l’impôt
La jurisprudence récente a mis en évidence la nécessité de bien distinguer :
Une procédure de contrôle ou de rectification (c’est-à-dire un redressement fiscal formel, avec une proposition de rectification, le cas échéant l’intervention de commissions de recours, etc.).
La simple détermination de l’assiette de l’impôt (quand aucune procédure de contrôle n’est engagée, mais que l’administration doit encore effectuer les calculs ordinaires).
Seule la première situation (contrôle/rectification) bénéficie de l’allongement du délai. Ainsi, si l’on se contente d’attendre la liquidation de l’assiette ou le calcul « normal » de l’impôt sans être dans un redressement proprement dit, l’administration fiscale ne peut pas se prévaloir de cette règle dérogatoire et demeure soumise au délai de l’article L. 624-1.
3.3. Les conséquences de la reprise de la vérification du passif
Il existe une autre situation où un allongement de délai peut se produire : lorsqu’à l’issue du délai initial de l’article L. 624-1, le liquidateur (ou le juge-commissaire) décide de reprendre la vérification du passif.
L’article L. 641-4, alinéa 3 du Code de commerce précise que, lorsqu’il apparaît nécessaire de reprendre la vérification des créances, le juge-commissaire peut fixer un nouveau délai de six mois maximum.
Ce nouveau délai profite alors à l’ensemble des créanciers qui pourraient ajuster leurs prétentions, dont le Trésor public, lorsqu’il avait déclaré à titre provisionnel.
Cette mesure, distincte de l’allongement prévu spécifiquement pour les contrôles fiscaux, offre une seconde chance de vérification dans des cas particuliers (par exemple, lorsque le passage d’une liquidation judiciaire simplifiée à une liquidation de droit commun nécessite de vérifier toutes les créances, y compris chirographaires, ou lorsque le liquidateur envisage une action en responsabilité pour insuffisance d’actif).
3.4. Le dépôt du compte rendu de fin de mission : un point d’orgue
Le compte rendu de fin de mission du mandataire judiciaire (ou du liquidateur) marque, en pratique, la clôture de ses opérations de vérification du passif et de réalisation des mesures nécessaires.
Avant de déposer ce compte rendu, le mandataire judiciaire doit informer l’administration fiscale quinze jours à l’avance, si celle-ci lui a fait connaître qu’un contrôle fiscal était en cours. Cette obligation d’information a pour but de permettre à l’administration de procéder, en urgence, à la conversion de l’admission provisoire en admission définitive si tout est prêt.
Si cette information n’a pas été donnée, l’administration fiscale ne saurait se voir opposer la forclusion.
En somme, le législateur et la jurisprudence renforcent la cohérence entre le déroulement de la vérification du passif et la finalisation de la procédure de contrôle fiscal.
4. Les enjeux pratiques pour les différents acteurs
4.1. Pour l’administration fiscale
Sécurisation des droits : Le Trésor public sait désormais qu’il peut bénéficier de l’allongement du délai même si la procédure de vérification commence après l’ouverture de la procédure collective.
Obligation de vigilance : Malgré l’allongement, l’administration doit suivre de près la procédure collective et s’assurer qu’elle dépose sa requête d’admission définitive avant le dépôt du compte rendu de fin de mission.
4.2. Pour le mandataire judiciaire et le liquidateur
Communication renforcée : Ils doivent prendre soin de communiquer avec le créancier public lorsqu’un contrôle fiscal est en cours.
Respect de l’obligation d’information : Avant de déposer le compte rendu de fin de mission, un courrier recommandé doit être adressé à l’administration fiscale pour la prévenir de la clôture prochaine de leurs opérations (dans le délai imparti, généralement 15 jours).
Gestion du calendrier : Savoir que l’administration fiscale peut intervenir jusqu’au dépôt du compte rendu de fin de mission impose une planification précise pour éviter des prolongations excessives de la procédure.
4.3. Pour le débiteur (ou son représentant)
Possibilité de contestation : Le débiteur peut contester le montant du redressement fiscal, soit devant les juridictions administratives (le cas échéant), soit dans le cadre de la procédure de vérification du passif, s’il a des arguments pour démontrer l’inexactitude de la créance fiscale.
Anticipation : Il doit anticiper les conséquences d’un redressement (et donc la potentielle augmentation du passif), ce qui peut influencer le plan de redressement ou l’issue de la liquidation.
4.4. Les limites de la solution
Le régime dérogatoire n’est pas illimité : Le report du délai de déclaration définitive ne va pas au-delà de la date de dépôt du compte rendu de fin de mission. Une fois celui-ci déposé, le créancier public ne peut plus se prévaloir d’un quelconque allongement.
La justification nécessaire d’une procédure de contrôle ou de rectification : Le simple fait que le montant de l’impôt ne soit pas définitivement calculé n’ouvre pas droit à cette prorogation. Il faut un acte formel de redressement ou de contrôle fiscal.
5. Regard critique sur l’arrêt et perspectives d’évolution
5.1. Un arrêt conforme à la lettre et à l’esprit de la loi
La Cour de cassation n’a fait que consacrer une interprétation littérale de l’article L. 622-24, alinéa 4 du Code de commerce, en rappelant qu’aucune mention n’imposait une procédure de contrôle antérieure à l’ouverture. Cette lecture paraît logique et protectrice des créanciers publics, lesquels se trouvent parfois confrontés à des fraudes ou des irrégularités comptables découvertes après l’ouverture de la procédure collective.
5.2. Un équilibre entre les intérêts en présence
La solution permet de préserver les droits du Trésor public sans pour autant léser excessivement les autres parties :
D’un côté, le débiteur ne subit pas une forclusion abusive qui priverait l’État de la possibilité d’établir l’impôt dû.
De l’autre, la procédure demeure canalisée dans le temps, avec la borne ultime du dépôt du compte rendu de fin de mission.
5.3. Prospective et réflexions
Amélioration de la coordination : Cette jurisprudence encourage une meilleure concertation entre le mandataire judiciaire, l’administration fiscale et le débiteur, afin d’éviter les dilations excessives et les actions de dernière minute.
Sécurisation législative : On peut imaginer, à l’avenir, une clarification législative plus explicite de l’article L. 622-24, afin de lever définitivement toute ambiguïté sur la date de lancement de la procédure de contrôle fiscal.
6. Conseils pratiques et recommandations
Pour conclure sur un aspect plus pratique et offrir quelques recommandations aux professionnels :
Anticiper au maximum : Le créancier public, dès l’apparition d’éléments laissant présumer un redressement, devrait entamer les démarches de contrôle/rectification et s’informer le plus vite possible de la procédure collective en cours.
Demander rapidement l’admission à titre définitif dès que la créance est calculée : même si le délai court jusqu’au dépôt du compte rendu de fin de mission, mieux vaut ne pas attendre la dernière minute, notamment pour éviter les aléas.
Bien gérer la communication avec le mandataire judiciaire : Fournir dès que possible la preuve de l’engagement d’un contrôle fiscal, afin qu’il soit clairement acté que l’article L. 622-24, al. 4 trouve à s’appliquer.
Pour le mandataire judiciaire : Respecter scrupuleusement l’obligation d’information (courrier recommandé 15 jours avant le dépôt du compte rendu).
Pour le débiteur : Examiner attentivement les notifications de redressement, formuler ses observations, et ne pas hésiter à faire valoir ses droits si le montant est contesté.
Conclusion
L’arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 5 février 2025 apporte une clarification essentielle : l’allongement du délai pour l’admission définitive d’une créance fiscale concerne tous les cas où une procédure de contrôle ou de rectification est engagée, peu importe qu’elle ait débuté avant ou après le jugement d’ouverture.
Cette interprétation large conforte la position du Trésor public et garantit que le principe même du recouvrement de l’impôt, surtout en cas de doutes sur la sincérité de la comptabilité du débiteur, puisse être préservé. Pour autant, le créancier public doit conserver une certaine diligence, car la date ultime reste celle du dépôt du compte rendu de fin de mission.
En pratique, la portée de cette solution appelle les intervenants à la plus grande prudence et à une organisation rigoureuse : l’administration fiscale doit engager ou poursuivre ses contrôles dans les temps, le mandataire judiciaire doit informer convenablement l’ensemble des acteurs, et le débiteur doit anticiper l’impact potentiel d’un redressement sur l’issue de la procédure collective.
Dans ce contexte, l’arrêt du 5 février 2025 se présente comme une pierre de plus à l’édifice de la sécurité juridique dans les procédures collectives, tout en illustrant la volonté continue des juridictions suprêmes d’équilibrer au mieux la protection des droits des créanciers publics et l’intérêt des autres créanciers.
Comments