
Le récent arrêt du Conseil d’État du 8 novembre 2024 apporte un éclairage important sur la notion de bénéficiaire effectif dans le cadre de la fiscalité des dividendes. Cette décision, qui concerne le fameux couple « bénéficiaire effectif / bénéficiaire apparent », offre des enseignements pratiques pour les entreprises et leurs conseillers fiscaux dans l’optimisation de leurs structures de distribution de dividendes.
Contexte de l’affaire
Une société française, que nous appellerons ici FVR, avait versé en 2014 un acompte sur dividendes d’un montant de 3,6 millions d’euros à une filiale luxembourgeoise, désignée VRI.
Ce qui a rapidement retenu l’attention, c’est le fait que VRI, détenant l’intégralité du capital social de FVR, n’exerçait qu’une fonction d’intermédiaire : la somme reçue était immédiatement reversée à une autre entité luxembourgeoise, D.I. N’ayant pas d’autres fonds disponibles et ne réalisant aucune activité économique significative, VRI a été requalifiée en simple bénéficiaire apparent.
Face à cette situation, FVR contestait la remise en cause, par l’administration fiscale, de l’exonération de la retenue à la source prévue par l’article 119 ter du Code général des impôts (CGI). À titre subsidiaire, elle sollicitait l’application d’un taux réduit de 5 % en vertu de la convention fiscale franco–luxembourgeoise du 1er avril 1958. Les juridictions de première instance et d’appel avaient déjà rejeté ces demandes, décision qui a été confirmée par le Conseil d’État.
La qualification du bénéficiaire effectif : substance sur la forme
L’enjeu central de cette décision repose sur la distinction entre bénéficiaire effectif et bénéficiaire apparent. Pour bénéficier de l’exonération de retenue à la source, il ne suffit pas que la personne morale qui perçoit les dividendes respecte formellement les conditions du texte. Elle doit, de manière tangible, disposer des fonds et en être le véritable profitant.
Dans cette affaire, le Conseil d’État a constaté que VRI, qui n’avait pour unique activité que de détenir les titres de FVR et de transférer immédiatement les dividendes à une autre entité, ne pouvait être considérée comme le bénéficiaire effectif. Cette approche vise à empêcher les montages purement formels dont l’unique objectif est d’éluder les charges fiscales. Ainsi, les entreprises doivent être en mesure de démontrer la substance économique réelle de leurs opérations pour prétendre aux avantages fiscaux qui leur sont offerts.
Un équilibre avec le droit européen
FVR soutenait également que l’application des articles 119 bis et 119 ter du CGI portait atteinte à la liberté d’établissement garantie par le droit de l’Union européenne. Pour étayer cet argument, la société se référé notamment à la Directive (UE) n° 2011/96/UE, qui encadre le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales de différents États membres.
Le Conseil d’État, en se fondant sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, a rappelé que la condition de bénéficiaire effectif est une exigence nécessaire pour profiter de l’exonération de retenue à la source. La législation française, tout en étant conforme aux objectifs de la directive, ne crée pas de discrimination entre sociétés françaises et sociétés d’États membres différents. Ainsi, même en cas d’intermédiation, la condition essentielle reste que le bénéficiaire final des dividendes soit clairement identifié et réside dans l’un des États contractants.
Implications pratiques pour les entreprises
Cette décision du Conseil d’État est riche d’enseignements pratiques pour les conseillers juridiques et fiscaux :
La nécessité de la transparence économique
Il ne suffit pas de structurer les opérations de manière à respecter la lettre du droit fiscal. La substance économique de l’opération doit être clairement établie pour bénéficier des avantages prévus, notamment en matière de retenue à la source.
La vigilance dans l’utilisation d’intermédiaire
Recourir à une structure d’intermédiation, sans réelle activité économique ni fonds propres, peut rapidement conduire à une requalification en bénéficiaire apparent, avec pour conséquence le refus d’une exonération fiscale ou l’application d’un taux de retenue plus élevé.
La lecture des conventions fiscales internationales
Même en l’absence de clause expresse liant l’application d’un taux réduit à la qualité de bénéficiaire effectif, les autorités fiscales peuvent conditionner l’avantage fiscal à cette notion. Il est donc crucial de vérifier, lors de la mise en place d’un montage fiscal, que le bénéficiaire final des dividendes remplit bien tous les critères de la qualification d’effectif.
L’importance d’une structuration conforme aux exigences européennes
L’harmonisation avec les directives européennes, notamment celle de 2011, impose une lecture stricte des règles de distribution des dividendes au sein des groupes internationaux. Une structuration qui se contente d’un formalisme sans substance peut être remise en cause tant par l’administration fiscale que par les juridictions.
L’arrêt du Conseil d’État rappelle avec force que la fiscalité des dividendes ne peut être optimisée par des artifices juridiques déconnectés de la réalité économique des entreprises. Pour bénéficier des régimes fiscaux avantageux, il est indispensable de démontrer que le bénéficiaire des revenus est réellement celui qui, en fin de compte, dispose des fonds et supporte les risques économiques.
Pour les praticiens, cette décision invite à une réévaluation régulière des structures de distribution de dividendes, afin d’éviter tout risque de requalification et d’assurer la conformité avec tant le droit fiscal national que les exigences du droit européen. En cas de doute, il est recommandé de consulter des experts spécialisés pour adapter la stratégie fiscale à la réalité économique de l’entreprise.
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